
1973 - Banlieue parisienne, dans une école primaire, un soir vers 18h30 heures,.
La cour de récréation n’est plus qu’un désert de bitume au milieu duquel trône un énorme marronnier. Avec la tombée de la nuit, l’ombre de ce dernier projette sur le sol une énorme boule dont la noirceur contraste avec la couleur jaunâtre distribuée par les lampadaires jalonnant tout le complexe scolaire. Le préau abrite une rangée de dix lavabos carrés et une douzaine de latrines aux portes béantes. Tous les bâtiments sont plongés dans le silence et pas une salle de classe ne renvoie de la lumière. Seul, le bureau de Monsieur Bernot, directeur de l’établissement est encore occupé. Du fond de la cour, on distingue parfaitement le directeur, la silhouette d’une femme et celle d’un enfant. A l’intérieur, la discussion s’enflamme.
- Après plus de 30 ans de métier, je peux vous assurer, madame, qu’à aucun moment de ma carrière, je n’ai été témoin de pareil incident. Quel affront ! Non, vraiment ! Aussi loin que je puisse me rappeler, aucun de mes élèves ne s’est jamais conduit ou distingué comme votre fils a su le faire aujourd’hui. D’ailleurs, je me demande bien d’où lui vient cette violence. Un tel comportement antisocial à son âge, vous serez d’accord avec moi, c’est très inquiétant….
Il met le paquet ce salaud là pour impressionner Maman. Pour l’instant, je ne peux rien dire mais ça va changer.
…Et puis, manquer à ce point de politesse en vers son professeur et en vers son directeur, ça aussi, c’est assez extraordinaire. Je vous le dit Madame, c’est une honte et je compte sur vous pour le sermonner sérieusement. J’avoue même qu’une punition de votre part serait justifiée et nous rassurerait tous.
- Il ne m’a pas fait assez de mal comme-ça la vielle vache, faut encore qu’il réclame un châtiment. Je sais ce qu’il veut. Il veut que je prenne une bonne correction. Il aime ça. C’est son truc de faire mal. A vous je peux le dire. Il ne s’est pas gêné tout à l’heure. Mais, je vais le laisser continuer sans rien dire. Je laisse le soin à Maman de découvrir son jeu. Après, on verra ce qu’on verra.
- Enfin, Monsieur ! Si vous commenciez par me dire plus précisément ce qu’il s’est passé. Qu’a-t-il fait au juste si ce n’est de refuser de chanter ?
- Je ne vous parle pas là de son refus d’obéir ou de chanter, Madame, qui n’est rien par rapport au reste. Votre fils à tout simplement commencé par tabasser son professeur…
- Tabasser, il dit vraiment n’importe quoi.
…Et puis, cette façon qu’il a de vous regarder, de vous fixer droit comme un pic avant de vous menacer. C’est simple, j’étais glacé de l’intérieur. Un moment, sans qu’il ne se passe quoi que ce soit, juste en regardant ses yeux, j’ai même pensé à ma mort.
- Ça, c’est vrai ! Je ne voulais plus qu’il me touche et je lui ai fait comprendre. Je pense qu’il a été surpris. Il n’est pas du tout habitué à la rébellion. Tous les élèves ont peur de lui. Il le sait. Enfin, il le croyait. Maintenant, il sait aussi qu’il y en a au moins un qui ne se laisse pas faire. Mais, je le trouve quand même plutôt gonflé. Avec tout ce que j’ai ramassé avant de riposter, c’est encore lui qui se pose en victime. Oui, en plus d’être sadique, il est faux-jeton et faux-cul.
- Vous n’êtes pas sérieux. Charles n’a que 10 ans.
- Oui, et bien c’est peut-être une chance pour son professeur et pour moi-même. Plus grand, il nous aurait sûrement rossé.
Là, il a certainement raison. Si je faisais quelques centimètres et quelques kilos de plus, j’aurais fait beaucoup mieux que de me protéger et de les garder à distance, je les aurais cogné, lui et monsieur le pince-oreille. J’aurais rendu, coup pour coup. En fait, je crois qu’il a vraiment eu peur que je lui troue sa vieille carcasse avec le grand compas en bois. Un truc long comme ça peut vous transpercer complètement. Il le sait ce salaud là. C’est pour ça qu’il s’est calmé. Ce n’est pas par gentillesse. Il a eu peur de recevoir un mauvais coup. C’est toujours plus facile de distribuer les coups que de les recevoir. Oui, il a raison, je n’aurais pas hésité une seconde à lui trouer la peau, juste pour qu’il comprenne que je ne suis pas de ceux qui se laissent faire. Je ne suis pas de ceux qui se soumettent à la loi du plus fort. C’est pour le reste que je ne suis pas d’accord avec lui. Il ment. Mais, je la connais Maman. Elle ne va pas le croire comme ça. Il va devoir s’expliquer davantage, argumenter, moi-aussi, d’ailleurs.
- Vous taper dessus !
- Oui Madame ! Vous m’avez bien entendu ! Me faire la même chose qu’à son professeur.
- Charles est incapable de faire du mal à qui que ce soit ou alors…
- Maman me regarde à présent. Je crois qu’elle vient de comprendre la situation. Lui ne le sait pas encore mais moi, je le sens. Maman se doute déjà de quelque chose. Il y a plein de petits copains qui seraient morts de trouille à ma place. C’est leur père qui serait là, planté devant « Touffe grise ». C’est l’un des surnoms du dirlo. C’est à cause de sa touffe de cheveux blancs, plantée au bon milieu de son crâne. J’en connais un paquet qui aurait déjà ramassé un bon aller-retour et juste en guise de préambule parce qu’une fois arrivés chez eux, leur père ne leur aurait pas donné la moindre chance de s’expliquer. Ils auraient vraisemblablement écopé d’une bonne ratatouille. La trempe à la ceinture est une grande spécialité du quartier. Pour bon nombre de mes copains de classe, la raclée reste l’outil pédagogique de base de leurs parents. Et vous savez quoi ? Il le sait le vieux con. Mais ça ne va pas être aussi facile que d’habitude. Moi, mon père, c’est personne. Enfin, c’est certainement quelqu’un mais ailleurs que dans notre vie. Et, c’est tant mieux parce qu’il nous a fait beaucoup de mal à tous. S’il m’arrive quelques fois d’être jaloux des copains, là, tout de suite, je suis content que mon père soit un salaud parce que je n’aurais pas de raclée. Avec Maman, je sais que je vais avoir ma chance. Je vais pouvoir dire tout ce qui s’est passé. Je vais pouvoir enfin dire la vérité et si elle me croit, alors elle prendra ma défense et si ce vieux con n’est pas d’accord, elle va lui dire ce qu’elle pense. Vous allez voire ce que vous allez voire ! Quand maman va apprendre ce qu’ils m’ont fait, ça va chier.
- Charles ! Dis-moi ce qui s’est passé ? Allez !
Maman me tient maintenant par le haut du bras. Cette pression, je la connais. J’ai intérêt à dire la vérité. Pour le moment, c’est tout ce qu’elle attend de moi et je sais que, c’est sans arrière pensée. Et moi, c’est ce que je compte lui donner, ni plus ni moins. C’est comme ça entre nous. Tout est affaire de confiance et pour rien au Monde, je ne voudrais perdre cette chance. Je ne ferais jamais rien qui puisse rompre ce pacte. L’injustice me dégoûte, surtout quand elle vient des plus grands sur les plus petits ou des plus forts sur les plus faibles. Quand j’en suis la victime comme aujourd’hui, cela me rend fou.
- Mais Madame, il n’y a rien à ajouter. Je vous ai déjà dit ce qui s’était passé. Votre fils est insolent, violent et malpoli.
- Je vous ai écouté Monsieur et maintenant, tout ce que je veux, c’est entendre la version de Charles.
- Vous n’allez toute de même pas mettre ma parole en doute contre la…
- Votre parole ! Je vous ai entendu Monsieur et je vous remercie. Maintenant je veux entendre mon fils. Je veux entendre sa version des faits. Je veux entendre de sa bouche ce qu’il s’est passé. Après, et seulement après, je saurais vous dire quoi penser.
- C’est un monde !
Il peut tortiller son nez le vieux chnoque. Maman va m’écouter autant que lui et je vais tout balancer. Il va en couler une bielle peau de bois. Peau de bois, c’est son deuxième surnom. On l’appel comme-ça parce que les rides de ses mains et de son visage sont tellement prononcés qu’elles rappellent l’écorce du tronc du grand marronnier de la cours de récréation.
- Allez Charles ! Vas-y, je t’écoute. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Même si je ne voulais pas chanter maman, je l’aurais fait. Je n’aime pas chanter devant tout le monde. Je n’aime pas ça. Alors, j’ai hésité et là, le professeur m’a secoué la tête en me tirant par les cheveux. Toute la classe se moquait de moi. Je me suis débattu pour me dégager et, sans le faire exprès, j’ai donné un coup de pied à Monsieur Potwieski. Là, il s’est énervé encore plus et a commencé à me gifler. Je me suis protégé comme j’ai pu mais ça ne suffisait pas. Il ne s’arrêtait plus. Alors, je l’ai poussé. Il était au bord de l’estrade. Il a perdu l’équilibre et il est tombé. Toute la classe s’est arrêtée de rire. Parterre, Monsieur Potwieski a regardé la classe. Il s’est tourné vers moi et, en se relevant, m’a dit : « Toi, mon petit salaud, ça va être ta fête ». Il est allé vers le tableau et il a pris la grande règle en bois. J’ai eu peur qu’il me frappe à nouveau Maman. Je ne veux pas que quelqu’un me frappe. Je ne veux plus être frappé par qui que ce soit. Je me suis sauvé de la classe et j’ai couru dans le couloir. C’est lui qui m’a arrêté, juste avant que Monsieur Potwieski me rattrape. Il me tenait par le bras pendant qu’il discutait tous les deux et ensuite. Ensuite… ensuite, lui, il m’a pris par l’oreille et il m’a tiré jusqu’à son bureau. Il m’a…il m’a giflé maman…Il m’a giflé plusieurs fois...
Ca y est ! Je pleure. Des gros sanglots m’empêchent maintenant de parler normalement. Seul devant eux, je n’aurais jamais pleuré, même si ces deux salauds m’ont bien fait mal. Je suis petit mais je suis quelqu’un de fier. Devant Maman, je peux pleurer, ce n’est pas pareil.
…Et là…, et là…
C’est fini Charles. C’est fini. J’en ai assez entendu. Calme-toi maintenant.
Maman a sorti son mouchoir de la poche de sa gabardine. Elle se penche sur moi et m’essuie le visage. A vous, je peux le dire. J’ai honte. Je n’ai pas honte de ce que j’ai fait mais j’ai honte d’avoir obligée maman à venir jusqu’à l’école. Elle est certainement très fatiguée par sa journée de travail et avec tout le travail qui l’attend à la maison, elle ne doit pas être très contente. Mais, c’est plus fort que moi. Je ne voulais pas plier et je n’ai pas plié. Il voulait que je m’excuse mais je ne l’ai pas fait. Maintenant, ça me fais chier d’avoir pleuré devant le vieux crabe aux pinces d’or. J’ai honte et je me sens faible. Je n’aime pas ce sentiment. Maman s’attarde un instant sur mes oreilles. Il est réputé pour ça le dirlo. Il vous prend les oreilles et avec ses ongles, il vous les pince et ne vous les lâche plus. Je crois que Maman vient de voire mon sang. Elle va se mettre en rogne. C’est sur !
- Attendez ! Il n’a pas terminé. Il ne vous a pas tout dit. Il ne vous a….
- C’est assez Monsieur. La suite, je la connais. Charles vous a tenu tête et s’est dressé devant vous sans rien dire. Il fait ça chaque fois qu’il n’est pas d’accord avec une remontrance ou une punition qui lui semble injustifiée.
- Ce n’est quand même pas un gamin qui va me dire si oui ou non, il mérite une punition et puis….
Il me regarde maintenant. Qu’est-ce qui va dire encore ?
...Et le compas, tu te gardes bien d’en parler, hein ! Tu te…
- Arrêtez-vous maintenant. Je crois que....
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Stéphane Theri
03/10/2019