LE CONFORT DE L'AUTRUCHE
Auteur :
MARTINE MAGNIN
Categories : Ouvrage autobiographique
Date de parution : 18/11/2020

on joua à la « parfaite petite famille classique » : un homme, une femme et une petite fille.
M n’avait rien d’un Don Juan ni d’un bellâtre selon les critères de l’époque, ni même ceux d’aujourd’hui. C’était un personnage sombre, austère, énigmatique, avare de mots et de gestes. Le dos bien droit, la mine perpétuellement soucieuse, le sourire froid, il en imposait. C’était certainement un homme brillant, bien établi dans la société, honorablement considéré par ses pairs. Tout au moins, c’est l’impression qu’il dégageait.
Il parlait peu, lentement, d’un ton ferme un peu rocailleux, avec le soupçon de condescendance qui n’admettait ni controverse ni opposition. Sa voix soufflait le brouillard et la glace. Un visage pâle, sérieux, une calvitie naissante sur les tempes, des cheveux noirs légèrement gominés lissés vers l’arrière, des yeux noirs perçants, des lèvres minces un peu trop rouges. Rasé de près, manucuré avec soin, il ne laissait rien au hasard. Un sourire parcimonieux de façade, artificiel, statique, juste un trait de lèvres, on ne l’entendit jamais rire.
Son regard incisif, ses phrases courtes et rares, ses longues mains, même et surtout ses silences pesants, indiquaient mieux qu’un discours son opinion et son accord ou le plus souvent sa désapprobation. Ses suggestions doucereuses devenaient des décisions impératives ou des instructions fermes. Il était entièrement incontestable et obéi sans restriction.
Étonnant mystère de la séduction masculine.
Étonnant mystère de la soumission féminine.
Total désarroi de l’enfant.
Tout sonnait faux en lui, son air d’importance, ses avis péremptoires, sa sollicitude affectée, son regard noir insistant, son sourire glacial, et même son âge. Tout en lui était incommodant et sec, comme un fouet. Il était gênant et vieux, trop vieux pour une jeune femme de vingt-deux ans et une petite fille d'à peine cinq ans. Et surtout trop sévère pour laisser de la place à la joie de vivre. Il avait un geste déplaisant de ses doigts, comme pour congédier les gens ou faire cesser les conversations, qui lui permettait d’éviter ou de mettre fin à tout dialogue. Il avait le talent de pouvoir en un instant éteindre ou permettre l'expression de la vie. Disons simplement qu'il apportait avec lui plus d'ombre que de lumière et tout serait dit.
Que faisait-il au sein de cette mini famille fragile, de cette trilogie féminine ? Il semblait « déplacé ». Comme si la fameuse araignée appelée la Veuve noire s’installait dans une boîte de gourmandises. Pourquoi s’était-il déplacé, d’ailleurs ? Il aurait mieux fait de rester là où il était avant. Mais bon, il était là et bien là. Il allait falloir vivre avec cette bestiole nuisible.
Il était grand, mais quand on a plus de quatre ans, ou même presque cinq, tous les hommes paraissent grands. Riche aussi, il avait une grosse voiture noire Citroën, une traction, disait-il en s’en rengorgeant. Et surtout, il aimait la chair fraîche. Il acheta à la mère un manteau de fourrure sombre en sconse, lustré, trop épais et très lourd, des parfums capiteux inhabituels, des bijoux trop voyants. Acheta-t-il la petite fille ?
M’acheta-t-il dans le lot ?
« Tu sais Jenny, derrière ces murs, on enferme les petites filles qui parlent trop ».
Petite fille docile et sensible, Jenny passe les sept premières années de sa vie dans le mensonge et la douleur. Elle survit, et raconte avec courage et détermination la maltraitance sexuelle et le déni familial. Le ton, sobre et pudique, est celui d’une violence rentrée et maîtrisée sous forme d’interrogations quant au rôle d’une mère. Plutôt que de se concentrer sur les agissements du prédateur et d’accuser, Le Confort de l’Autruche dénonce avant tout le comportement des proches, mère et grand-mère, engluées dans leurs mensonges, leur passivité et leur confort organisé. Toute la particularité de ce texte se situe dans l’évocation d’une tacite malfaisance familiale et affective.
Le combat de l’auteur est aujourd’hui de revendiquer le droit, voire le devoir, de l’ingérence. Tout plutôt que le silence !
Commentaires








Amy
19/11/2020